Vertige du langage
Le langage ouvre des abîmes insoupçonnés en même temps qu'il a la capacité de "résilier", de tisser à nouveau ce qui aurait été auparavant déchiré, que les déchirures logent dans l'imaginaire, le symbolique ou le réel.
Le langage s'inscrit en fait dans un espace illimité, libre comme l'air, mais impraticable si rien ni personne ne viennent le cadrer pour en découdre avec la réalité des choses, des faits, des sentiments, des sensations, des émotions.
Autrement dit, ce sont les corps animés de tous les êtres parlants qui en créent et recréent les formes, à l'infini, avec ou sans (un minimum d') artifice.
Il est aussi varié, se décline en une multitude de langues, et se déploie dans le temps autant que dans l'espace.
En ce qui me concerne, il représente d'abord la liberté. Il est l'image même, le symbole de la liberté. Car du moment où je deviens un être parlant, je suis en capacité de nommer, de penser et de dire ce que je ressens ou pense.
Et je me demande, du coup, ce qui me procure ainsi l'ivresse : le langage ou la liberté...
Cependant, le langage peut être perçu et considéré autrement. Par exemple, comme un instrument de pouvoir. Et nul doute, d'ailleurs, qu'il en soit un. En effet, malheur à ceux qui ne le maîtrisent pas ou mal, qui ne savent pas s'exprimer correctement, en faire bon usage.
Malheur à ceux aussi qui ne savent pas en déjouer les roueries lorsqu'il les agressent, les piègent, voire les détruit, parce qu'utilisé a contrario, pour attaquer, nuire, prendre le pouvoir sur autrui, faire emprise, emprisonner.
Quoiqu'il en soit, nous n'en sommes jamais indemnes, et probablement utilisons-nous tous à certains moments, à plus ou moins bon escient, le langage comme instrument de pouvoir.
Est-ce un mal ? Non, bien sûr. Il faut bien dire. La question est alors celle plus globale du Pouvoir.
Le langage comme pouvoir pour accéder au pouvoir. Les démonstrations en sont évidemment particulièrement nombreuses en ces temps dangereux d'élection présidentielle, et il nous importe de savoir quels liens le langage et les discours entretiennent avec le pouvoir de ceux qui les profèrent, tout autant que de nous interroger sur le pouvoir qui sera par la suite exercé.
Nous votons en effet sur des actes, mais essentiellement également en fonction de discours. Comment sont construits ces discours ? Dans quelle mesure sont-ils pourvoyeurs de réalité, de fausseté, de sincérité, d'hypocrisies ?
Dans quelle mesure le langage est-il assujeti au pouvoir, et à quel pouvoir, c'est-à-dire dans quel but ?
Dans quelle mesure aussi les actes sont-ils dissociés (non-dits, dissimulés) ou faits au mépris du langage ?
L'on peut être parfois déçu du langage, regretter de ne pouvoir le rendre plus conforme à nos désirs, à nos pensées. Mais comment vivre sans langage(s), sans essayer encore et encore de se faire comprendre, de faire avec, de "vivre avec" ?
Quant à vouloir échapper au langage pour échapper au pouvoir, à la volonté de pouvoir, ce ne serait bien sûr qu'une illusion, ou un geste suicidaire qui équivaudrait à se taire. Se soustraire ainsi au pouvoir du langage n'est-il pas aussi lui laisser tout pouvoir ? Lui reconnaître une emprise totalitaire sur nous-même ?
Cela en outre ne changerait rien, mais au contraire laisserait les choses en un état dangereux.
Si le langage est un pouvoir, il est sans nul doute un pouvoir à partager, jusqu'au vertige, en faveur des êtres, pour la démocratie.
Aphasie (détail). Huile sur toile.